"ANNA KARÉNINE" • VU PAR FROGGY’S DELIGHT

6 Nov 2018

••• Article de M. M. dans FROGGY’S DELIGHT •••
Une partition singulière et atypique, à plus d’un titre !
Ardue et téméraire s’avère la transposition théâtrale d’un texte littéraire et davantage encore quand le choix se porte sur un chef d’oeuvre de la littérature, comme en l’occurrence sur « Anna Karénine » de Léon Tostoï.
Et donc émérite se révèle l’entreprise de Laetitia Gonzalbes qui propose une partition singulière et atypique, à plus d’un titre et qui, pour le moins, ne peut encourir la critique de formatage à l’aune des codes de la jeune scène contemporaine mainstream.
En effet, resserrée sur le trio de l’adultère, instillée d’emprunts à d’autres textes et poèmes, dont le « Bel-Ami » de Guy de Maupassant, et retenant les lignes de force de l’opus original, avec l’inconciliable trinité raison/passion/foi, elle présente une variation contemporanéisée de ce drame de la passion, destructrice et autodestructrice, en déclinant celle-ci de manière saphique, tout en le plaçant sous l’obédience du romantisme noir pour rendre compte des tourments psychologiques du personnage-titre.
Et noir c’est noir, tant pour la dramaturgie que pour la scénographie « black cube » avec un esthétisme qui n’est pas sans évoquer celui « papier glacé » des photos des années 70 d’Helmut Newton, avec des assises mêlant méridienne baroque et chaises napoléon façon Ghost starckien, les lumières crépusculaires que Charly Hove strie de traits de couleur vive avec un plafonnier en tubes diodes disposés façon Dan Flavin et les costumes confectionnés par Claire Avias qui, à l’exception du choix du blanc et de la dentelle vintage pour l’héroïne, s’inspire du style « new fetish » et de celui de l’heroic fantasy.
Ce qui immerge cette chronique d’une mort inéluctable dans une atmosphère d’étrangeté soutenue par la présence d’un énigmatique personnage surnuméraire campé par Samuel Debure à l’inquiétante placidité, narrateur intradiégétique, main du destin, ange de la mort et maître de cérémonie, une cérémonie à l’allure de sarabande orchestrée par Eros et Thanatos.
La mise en scène avisée de Laetitia Gonzalbes soutient ses parti-pris qui se traduisent dans un opus composé de scènes courtes et d’ellipses chorégraphiées scandées par la musique syncrétique deTim Aknine et David Enfrein et un jeu placé sous le registre du réalisme distancié godardien.
David Olivier Fischer, parfait en mari psychorigide et factotum des conventions sociales, et Maroussia Henrich, fascinante en maîtresse libertaire épargnée de l’opprobre par son statut d’artiste, entoure Lise Laffont lumineuse en ingénue mystique et sensuelle éprise de liberté qui se mue en femme fatale surtout pour elle-même qu’elle incarne avec une sensibilité à fleur de peau.
Un beau projet porté par la jeune et prometteuse Compagnie Kakuki.